• Grâces, ô vous que suit des yeux dans la nuit brune
    Le pâtre qui vous voit, par les rayons de lune,
    Bondir sur le tapis folâtre des gazons,
    Dans votre vêtement de toutes les saisons !
    Et toi qui fais pâmer les fleurs quand tu respires,
    Fleur de neige, ô Cypris ! toi, mère des sourires,
    Dont le costume ancien, même après fructidor,
    Se compose de lys avec des frisons d'or !
    Et toi, rouge Apollon, dieu ! lumière ! épouvante !
    Toi que Délos révère et que Ténédos vante,
    Toi qui, dans ta fureur, lances au loin des traits
    Et qu'à présent on force à faire des portraits,
    Partisan des linons et des minces barèges,
    Patron des fabricants d'ombrelles, qui protèges
    Chryse, et qui ceins de feux la divine Cilla,
    Regardez ce que font ces imbéciles-là !

    Regardez ces farceurs en costume sylvestre !
    Ils agitent leurs bras comme des chefs d'orchestre ;
    Ils se sont tous grisés de bière chez Andler,
    Et les voici qui vont graves, les yeux en l'air,
    Rouges pourpres, dirait Mathieu, quant au visage,
    Et curieux de voir un bout de paysage.
    Ils plantent en cerceaux des manches à balais,
    Et se disent : « Voilà des arbres, touchez-les ! »
    Sur le bord d'un trottoir ils vident leur cuvette
    En s'écriant : « La mer ! je vois une corvette ! »
    Un singe passe au dos d'un petit Savoyard,
    Ils murmurent : « Amis, saluons ce boyard ! »

    Embusqués en troupeaux à l'angle de trois rues,
    Sur les fronts des passants ils collent des verrues,
    Puis, abordant leur homme avec un air poli :
    « Monsieur, demandent-ils, ce nez est-il joli ?
    Vous aimez les nez grecs, c'est là ce qui vous trompe !
    Oh ! laissez-moi vous coudre à la place une trompe ! »
    Celui-ci rencontrant Marinette ou Marton,
    Lui met sur le visage un masque de carton ;
    Celui-là vous arrête et vous souffle la panse,
    Et répète : « Le beau n'est pas ce que l'on pense ! »
    Bientôt, grâce à leurs soins d'artistes, autour d'eux
    La foule a pris l'aspect d'un cauchemar hideux :
    Ce ne sont qu'oriflans, caprimulges, squelettes,
    Stryges entrechoquant leurs gueules violettes,
    Mandragores, dragons, origes, loups-garous,
    Tarasques ; c'est alors que le plus fort d'eux tous
    Hurle, en s'échevelant comme un Ange rebelle :
    « Par Ornans et le Doubs ! que la nature est belle ! »

    Extasiés alors des sourcils à l'orteil,
    Effarés, éblouis, prenant pour le soleil
    La chandelle à deux sous que Margot leur allume,
    Ils cherchent l'ébauchoir, les brosses ou la plume,
    Et, comme Bilboquet pour le maire de Meaux,
    Au lieu d'êtres humains, ils font des animaux
    Encore non classés par les naturalistes :
    Excusez-les, Seigneur, ce sont des réalistes !

    Mais, puisqu'au lieu de lire un livre de crétin,
    J'aime à sentir au bois les muguets et le thym ;
    Puisque la foi nouvelle a des argyraspides
    Qui heurtent leur fer-blanc ; puisque les moins stupides
    De ce temps sont encor ceux qui tressent des lys,
    Ô Sminthée aux cheveux de flamme, et toi, Cypris !
    Puisque je ne suis pas, moi charmé dans vos fêtes,
    De l'avis de Gozlan, sur ce que les poëtes
    Durent un demi-siècle à peine ; puisque j'ai
    Pour maîtres de bon sens Phyllis et Lalagé ;
    Puisque j'aime bien mieux faire voler des bulles
    De savon, que d'écrire une oeuvre aux Funambules,
    Et puisque, même en grec, sans le père Brumoy,
    Les Grecs valaient monsieur Chose, permettez-moi,
    Au lieu de voir courir tous ces porteurs de chaînes,
    De me coucher pensif sous l'ombrage des chênes !

    Permettez-moi d'y vivre inutile, étendu
    Sur l'herbe, m'enivrant d'un frisson entendu
    Et d'admirer aussi la rose coccinelle,
    Et d'aider seulement de ma voix fraternelle,
    Cependant que rugit cette meute aux abois,
    Le champignon sauvage à pousser dans les bois !


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  • Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
    Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
    Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
    Vivre entre ses parents le reste de son âge !

    Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
    Fumer la cheminée, et en quelle saison
    Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
    Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?

    Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
    Que des palais Romains le front audacieux,
    Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine :

    Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
    Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
    Et plus que l'air marin la doulceur angevine.


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  • La lune blanche
    Luit dans les bois ;
    De chaque branche
    Part une voix
    Sous la ramée ...

    Ô bien-aimée.

    L'étang reflète,
    Profond miroir,
    La silhouette
    Du saule noir
    Où le vent pleure ...

    Rêvons, c'est l'heure.

    Un vaste et tendre
    Apaisement
    Semble descendre
    Du firmament
    Que l'astre irise ...

    C'est l'heure exquise.


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  • Mes yeux, vous m'êtes superflus ;
    Cette beauté qui m'est ravie,
    Fut seule ma vue et ma vie,
    Je ne vois plus, ni ne vis plus.
    Qui me croit absent, il a tort,
    Je ne le suis point, je suis mort.

    O qu'en ce triste éloignement,
    Où la nécessité me traîne,
    Les dieux me témoignent de haine,
    Et m'affligent indignement.
    Qui me croit absent, il a tort,
    Je ne le suis point, je suis mort.

    Quelles flèches a la douleur
    Dont mon âme ne soit percée ?
    Et quelle tragique pensée
    N'est point en ma pâle couleur ?
    Qui me croit absent, il a tort,
    Je ne le suis point, je suis mort.

    Certes, où l'on peut m'écouter,
    J'ai des respects qui me font taire ;
    Mais en un réduit solitaire,
    Quels regrets ne fais-je éclater ?
    Qui me croit absent, il a tort,
    Je ne le suis point, je suis mort.

    Quelle funeste liberté
    Ne prennent mes pleurs et mes plaintes,
    Quand je puis trouver à mes craintes
    Un séjour assez écarté ?
    Qui me croit absent, il a tort,
    Je ne le suis point, je suis mort.

    Si mes amis ont quelque soin
    De ma pitoyable aventure,
    Qu'ils pensent à ma sépulture ;
    C'est tout ce de quoi j'ai besoin.
    Qui me croit absent, il a tort,
    Je ne le suis point, je suis mort.


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  • Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
    Echevelé, livide au milieu des tempêtes,
    Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
    Comme le soir tombait, l'homme sombre arriva
    Au bas d'une montagne en une grande plaine ;
    Sa femme fatiguée et ses fils hors d'haleine
    Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
    Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
    Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
    Il vit un oeil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
    Et qui le regardait dans l'ombre fixement.
    « Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
    Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
    Et se remit à fuir sinistre dans l'espace.
    Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
    Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
    Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
    Sans repos, sans sommeil; il atteignit la grève
    Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
    « Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
    Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »
    Et, comme il s'asseyait, il vit dans les cieux mornes
    L'oeil à la même place au fond de l'horizon.
    Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
    « Cachez-moi ! » cria-t-il; et, le doigt sur la bouche,
    Tous ses fils regardaient trembler l'aïeul farouche.
    Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
    Sous des tentes de poil dans le désert profond :
    « Etends de ce côté la toile de la tente. »
    Et l'on développa la muraille flottante ;
    Et, quand on l'eut fixée avec des poids de plomb :
    « Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l'enfant blond,
    La fille de ses Fils, douce comme l'aurore ;
    Et Caïn répondit : « je vois cet oeil encore ! »
    Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
    Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
    Cria : « je saurai bien construire une barrière. »
    Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
    Et Caïn dit « Cet oeil me regarde toujours! »
    Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
    Si terrible, que rien ne puisse approcher d'elle.
    Bâtissons une ville avec sa citadelle,
    Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
    Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
    Construisit une ville énorme et surhumaine.
    Pendant qu'il travaillait, ses frères, dans la plaine,
    Chassaient les fils d'Enos et les enfants de Seth ;
    Et l'on crevait les yeux à quiconque passait ;
    Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
    Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
    On lia chaque bloc avec des noeuds de fer,
    Et la ville semblait une ville d'enfer ;
    L'ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
    Ils donnèrent aux murs l'épaisseur des montagnes ;
    Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d'entrer. »
    Quand ils eurent fini de clore et de murer,
    On mit l'aïeul au centre en une tour de pierre ;
    Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !
    L'oeil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
    Et Caïn répondit : " Non, il est toujours là. »
    Alors il dit: « je veux habiter sous la terre
    Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
    Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
    On fit donc une fosse, et Caïn dit « C'est bien ! »
    Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
    Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre
    Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain,
    L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn.


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